Commentaires sur les grades en Aïkido

Pierre Magadur – Commentaires sur les grades en Aïkido (2003)

Commentaires sur les grades en Aïkido

Dans les arts martiaux extrême-orientaux, et notamment l’Aïkido, les grades dan, d’apparition récente, ne sont pas une fin en soi. Ils constituent simplement des étapes à franchir dans l’étude du Do. Pour un yudansha (détenteur d’un grade dan) digne de ce nom, arborer tel ou tel nombre de dan ou s’en prévaloir, quelle qu’en soit la raison, ne peut avoir aucun sens dans la mesure où c’est toujours le chemin qu’il reste à parcourir dans la quête martiale qui importe.

Obtenir un grade kyu ou un grade dan, ce n’est pas tant avoir réussi une épreuve technique qu’avoir tout simplement été en mesure d’accéder à un niveau supérieur de pratique, niveau à partir duquel tout reste encore à construire. En effet, tout grade passé avec succès est à confirmer par l’étude sans relâche des principes de l’art martial pratiqué et par la recherche d’un perfectionnement continu. Il n’y a jamais d’arrivée ni d’aboutissement mais toujours de nouveaux départs, de nouveaux élans. De ce fait le pratiquant d’un art martial traditionnel, en particulier l’aïkidoka (ou aïkishugyosha), doit sans cesse avoir à l’esprit que le palier qui vient d’être atteint est loin d’être maîtrisé et qu’il lui faudra encore faire ses preuves en avançant dans le nouvel espace de pratique qui s’ouvre devant lui une fois le grade préparé obtenu. L’assiduité aux cours, la participation aux différentes sortes de stages qui lui sont proposés, la recherche incessante du perfectionnement, une réflexion personnelle sur l’Aïkido, la transmission de ses propres connaissances aux pratiquants moins avancés, tout ceci doit concourir à ce que le pratiquant soit et demeure en mesure de progresser sans relâche.

Un grade, quel qu’il soit, n’est jamais « acquis » pour toujours, quand bien même il est décerné une fois pour toutes, et les progrès effectués sur le plan technique comme sur le plan personnel peuvent très bien cesser, le niveau atteint régresser. Si passer des grades successifs (shodan, nidan, sandan, yondan, etc.) correspond bien à monter des marches c’est d’ailleurs le sens du terme dan : marche ou degré , il faut bien penser, comme le disait naguère Tamura Sensei, qu’un escalier sert non seulement à atteindre les niveaux supérieurs mais aussi à descendre vers les niveaux inférieurs : il fonctionne dans les deux sens. Passer des grades successifs, c’est avant tout s’investir dans une pratique martiale qui nécessite de perpétuelles remises en question.

C’est pourquoi il est utile d’être en mesure de se juger soi-même avec objectivité afin d’éviter de tomber dans l’illusion d’un ego surdimensionné, source d’erreurs et d’échecs cuisants. Ainsi toute course aux grades est à proscrire car il faut avant tout se sentir intérieurement prêt à postuler pour un nouveau degré de pratique, ce qui implique que tout ce qu’il y avait à connaître du niveau déjà détenu a été étudié avec sérieux. L’Aïkido est et demeure une école d’humilité (geza no gyo = s’entraîner à l’humilité). Dans cette perspective, tout candidat ayant réussi son examen de grade kyu ou dan se doit en premier lieu d’aller remercier son professeur puis ses sempaï, car ce sont eux qui, par leur aide et leurs conseils, ont bien évidemment contribué à son succès.

C’est en ce sens que, contrairement à ce que pensent bien des débutants (mukyu) dans la pratique, l’obtention de la ceinture noire (niveau shodan) n’est pas un aboutissement mais correspond bel et bien à un véritable commencement (sho) de l’étude de l’art martial et du Do. Tout le travail qui précède ce moment ne constitue en effet qu’un nécessaire dégrossissage du corps et de l’esprit en vue d’entreprendre par la suite un polissage (remma) sans fin de soi-même. Celui qui obtient son shodan doit donc se considérer comme un véritable « novice » engagé dans la pratique martiale. Le chemin vers l’expertise, parcouru étape après étape, est donc bien long.

Le Shihan lui-même n’échappe pas à ce principe et c’est pourquoi, le 8è dan obtenu (chiffre de l’accomplissement), il redevient comme un débutant pour qui tout est à reconstruire. Ainsi la boucle est-elle maintenant formée pour un nouveau départ, un nouveau cycle. La ceinture noire qui avait remplacé la ceinture blanche cède à son tour la place à celle-ci, du moins sur le plan symbolique. La voie vers l’accomplissement est infinie et c’est, à chaque moment de la pratique, que par la transmission du savoir tout se perpétue, du Shihan aux enseignants ainsi formés et de ceux-ci aux pratiquants de base.

« Quand le maître montre la lune, l’imbécile regarde le doigt du maître » affirme un dicton oriental bien connu. Il ne faut donc pas s’attacher à l’apparence des choses (le grade arboré, la reconnaissance publique recherchée), à ce qui n’est qu’illusoire et vain, mais bien œuvrer avec cœur (kokoro) en fonction du but qui est montré à travers telle ou telle direction de travail ou d’étude proposée opportunément par Tamura Sensei. Ces axes de recherche sont diffusés ensuite à l’occasion des différents stages par les C.E.N. et les A.C.T. aux enseignants des clubs afin que ces derniers puissent dispenser un enseignement de qualité aux pratiquants de base. C’est avant tout cela, cette structure pyramidale, qui donne du sens à l’Aïkido que nous pratiquons au sein de notre fédération.

Au Japon, l’obtention d’un grade, quelle que soit la discipline pratiquée, martiale ou non, est fonction d’un faisceau de critères qui forment un ensemble cohérent. Non seulement les connaissances techniques acquises (le degré d’expertise) sont prises en compte dans la délivrance d’un grade dan, mais aussi ce qui constitue la personnalité même du pratiquant concerné (les fruits de son expérience, ses accomplissements personnels), et enfin tout ce que ce dernier est en mesure de consacrer en retour à son art (prises d’initiatives et de responsabilités, dévouement…). Il est ainsi possible de se voir décerner un 5è dan de jeu de Go, un 6è dan de Shiatsu, un 4è dan d’Ikebana, etc., au même titre qu’un 6è dan d’Aïkido, qu’un 5è dan de Iaïdo ou qu’un 3è dan de Kyudo.

Quoi qu’il en soit, le grade obtenu ne reflète jamais qu’une part du niveau technique, de la personnalité et de l’engagement de celui qui le détient, tout être humain étant par nature bien trop complexe pour pouvoir être réduit au seul niveau qu’il a atteint à un moment donné de sa pratique personnelle.

Pierre Magadur

Références indispensables :

– Tamura Nobuyoshi, Étiquette et transmission

Extrait du Règlement intérieur de la C.S.D.G.E.

I – Sens et niveau des DAN 1 à 8 : Considérations générales sur les perspectives techniques, morales, spirituelles de l’Aïkido

II – Notions et qualités fondamentales à parfaire au cours de la pratique